Eclairé et éclairant. Caroline Champetier x Georges Didi Huberman


Caroline Champetier :

« Il y a une espèce de contradiction dans la direction de la photographie : c’est d’éclairer à la fois des êtres des visages, des corps et des décors.
D’arriver à ce que quelque chose de cette contradiction soit vraiment prise dans le récit. Il faut l’incarner visuellement.
La peau pour moi est une chose miraculeuse.
C’est aussi un rapport à l’acteur, une façon de s’approcher de l’acteur par la chose qu’on partage avec lui qui est sa peau.C’est une drôle de chose.

On comprend à un moment donné qu’en fait Tout est médiation au cinéma et qu’éclairer un acteur c’est faire que ce soit lui qui éclaire. Et donc tout le travail c’est cette espèce de de transmission de forces visuelles, qui fait qu’en éclairant un regard la scène prend forme, prend force.
C’est ce qu’on appelle la lumière réfléchie la lumière qui tombe sur le personnage, sur la peau. La photographie c’est un trajet, ce n’est pas une chose directe.»




Georges Didi-Huberman :

« Je veux dire simplement qu’il n’y a pas LA lumière dans l’ordre esthétique, il y a des lumières. Il y a même éventuellement des lumières contre des lumières, à cette échelle il serait donc insuffisant de parler de la lumière en général. Comme de parler d’ailleurs de la visibilité en général.
Il y a lutte de certaines lumières contre d’autres lumières parce que on pourrait dire, dans l’ordre de l’expérience commune que certaines lumières font apparaître des choses et d’autres lumières les font disparaître. C’est comme le feu la lumière, c’est multiple, c’est vorace, c’est pour le meilleur et pour le pire.

En prenant un exemple qui avait été cher à Pierre Paolo Pasolini, l’exemple des lucioles, je dirais qu’il est très facile de faire disparaître les lucioles pour cela il vous suffit d’allumer un projecteur, un spot suffisamment puissant, un réverbère d’autoroute. Pour faire réapparaître les lucioles ce qui est toujours possible puisque beaucoup de choses de la nature et presque toutes les choses de l’esprit sont capables de survivance, et bien il s’agira si j’ose dire de rendre à la nuit elle-même son pouvoir de latence et de pregance. Il suffira de l’accepter la nuit, d’accéder à son pouvoir de visualité qui se nomme, on pourrait dire en terme philosophique, l’obscur. Alors les lucioles pourront réapparaître. Même s’il faut attendre très longtemps, on ne sort pas comme ça d’un coup d’un état de disparition dans la lumière. Mieux encore, en réapparaissant les lucioles feront apparaître la nuit elle-même, comme milieu visuel depuis lequel nous parviennent leurs précieux signaux. Il y a plein de choses comme les lucioles il y a des choses qu’il ne faut peut-être pas éclairer simplement ou élucider à tout prix. Je veux dire par là que si vous essayez d’éclairer une luciole et bien vous n’allez voir qu’un petit corps d’insectes sec, minable, insignifiant. Le mieux c’est de les voir à l’œuvre, c’est-à-dire vivante dans leur milieu naturel. Il y a des choses donc dont il faut préserver la liberté d’apparaître ou pas, ou de faire les deux choses à la fois, « hésitation », apparaître et disparaître en passant devant nos yeux comme un éclair ou comme une étoile filante même si cette étoile filante est très lente.
 

Les lucioles nous parlent de l’apparition des images 

Comment faire apparaître une image ?
Comment éclairer une image ?
Comment appréhender son apparition ?
Comment susciter son apparition ? 
Comment respecter la lumière singulière appelée par exemple par une œuvre d’art ?
Comment éclairer une œuvre d’art ?
C’est très compliqué 
Comment trouver la lumière juste ? 
Et alors là le problème perceptuel devient un problème non seulement esthétique mais éthique.

(…)

Cette douceur des choses non théthique reconnue par Merleau Ponti m’évoque justement dans le domaine lumineux la douceur des lucioles et de leurs signaux érotiques dans la nuit. Cette douceur se confronte malheureusement à la non douceur et à la dureté du monde. Les projecteurs ou les réverbères dans la nuit dont parle Pasolini. Evoquer les luciole ce serait donc parler d’un état alternatif de la lumière lumière de la douceur contre lumière de la dureté. 

(…)

Le choix phénoménologique dont Merleau Ponti décrit l’expérience consiste au contraire à reconnaître qu’un objet visible ne l’est vraiment que parce qu’il est suffisamment éclairant, pas éclairé, éclairant pour quelqu’un, fut-il seul à s’en apercevoir. C’est ce qui arrive d’ailleurs lorsqu’au cours d’une promenade nocturne dans une forêt surgissent tout à coup les lucioles et leur douce visibilité.
Au point de vue phénoménologique ce qui est visible donc ce n’est pas tant ce qui est accessible sous la lumière, c’est-à-dire éclairé, que ce qui estaccessible comme lumière, c’est-à-dire éclairant.

On pense à la thématique très connue de l’apparition amoureuse depuis la passante de Baudelaire, jusqu’à la Nymphe de Wargurg ou à la Gradiva de Freud ou de Jensen.
Zoologiquement parlant d’ailleurs, les lucioles ne sont rien d’autre que des apparitions amoureuses des invitations lumineuses envoyées au congénère pour venir s’accoupler, c’est ce qui donne à ce point de vue une tonalité érotique ou émotionnel particulière soutenu par deux mouvements d’approche concomitant qui sera ma conclusion. »